Aujourd’hui, les voyageurs occidentaux se font rares au Sahel. Encore moins pour enregistrer des musiques. C’est le moment qu’a choisi Chris Kirkley pour en faire son terrain de jeux, en fondant Sahel Sounds, un label qui joue collectif.
Kidal, Gao, Tombouctou, Agadez et Illighadad sont les terres musicales que Chris Kirkley défriche. Les artistes y sont ses alter-ego et ses gardes du corps. Quand les islamistes ont commencé à interdire la musique au désert, ce gentleman-explorer américain commençait à trafiquer des sons : les guitares de Mdou Moctar, la tchatche des Balani Shows de Bamako, les voix des Filles d’Illlighad et les mp3 compressés qu’il trouvait dans les téléphones portables. Il revient du Niger, sort Zerzura un film collectif à la B.O hypnotique, et il va bientôt faire un remake du Titanic transporté dans les sables…
« C’est eux qui sont venus avec cette idée. Une envie d’adapter le film « Titanic » dans le désert, avec un camion qui transporte des immigrés en Libye et qui tombe en panne dans le sable. Pour les films comme les disques, les idées viennent avant tout des artistes, ça facilite le travail ! » Chris Kirkley insiste : ce film qu’il a écrit avec ses comparses nigériens Rhissa Koutata et Ahmadou Madassane, c’est avant tout une histoire d’échanges culturels dans lesquels « chaque bord a la même force ». Ensemble, ils ont créé un label et un studio au Niger, Imouhar Studio, parce que les films accompagnent les musiques et vice versa. Comme les disques que son label Sahel Sounds a sortis, Chris Kirkley tient à ce que son cinéma soit le fruit d’un travail collectif, malgré les distances géographiques, les fractures numériques, les fossés historiques et les fantasmes exotiques.
« Mettre l’artiste au cœur des décisions ça paraît rare dans les musiques du monde, jusqu’à présent, mais ça existe dans le rock, et surtout dans le milieu punk » raconte Kirkley, qui est arrivé au Sahel comme les musiques : par la route !
« Quand je vivais à Kidal, tout le monde pensait que j’étais un espion américain, et quand je suis rentré à Portland deux ans après, la sécurité intérieure m’a convoqué : on me soupçonnait d’être un terroriste ! J’ai essayé de leur expliquer que je voulais juste enregistrer des sons et des musiques ! »
Il est parti de Paris en auto-stop en passant par le Maroc et la Mauritanie où il reste six mois pour apprendre ce Français poétique aux accents du désert qui va lui ouvrir des portes, à une période où la situation politique au Sahel se durcit. Au départ, Chris ne pense pas monter un label, il veut juste faire un blog. « Quand je vivais à Kidal, tout le monde pensait que j’étais un espion américain, et quand je suis rentré à Portland deux ans après, la sécurité intérieure m’a convoqué : on me soupçonnait d’être un terroriste ! J’ai essayé de leur expliquer que je voulais juste enregistrer des sons et des musiques ! »
D’Ikea à Kidal
Il faut avouer qu’un Américain qui part au nord du Mali en 2008, c’est rare. À ce moment-là, Chris Kirkley en a marre « d’acheter des trucs qui ne servent à rien chez Ikea ». « J’étais blasé par le système capitaliste américain : chercher du travail pour ne plus avoir de temps, explique-t-il. Je voulais être libre. Je sais que c’est un privilège car ma famille n’a pas besoin de mon aide pour vivre. » Chris ne connait alors rien du Mali sauf un disque qu’il écoute en boucle dans les rues de New York : Alkibar d’Afel Bocoum, le neveu d’Ali Farka Touré. « J’essayais de comprendre comment il pouvait jouer autant de notes avec une seule guitare » raconte le patron guitariste de Sahel Sounds.
Quand il débarque à Niafunké pour écouter des musiques traditionnelles, Chris ne sait pas encore qu’au Mali ou au Niger, la musique s’achète au kilo ou plutôt au giga. Au bord du fleuve Niger apparaissent déjà les premières dunes du Sahara. Un appel : Chris part vivre à Kidal quelques semaines après. « J’enregistrais des enfants, des sons d’animaux et de la musique, mais au bout d’un moment, je partais en brousse et dans les mariages pour vivre tout simplement, et j’oubliais de sortir mon matériel ! ».
Lorsqu’il enregistre pour alimenter son blog depuis les cybercafés capricieux de l’Adrar, Chris se rend compte que tout le monde sort son portable, soit pour enregistrer, soit pour échanger des sons. Grâce au bluetooth, les musiques se téléchargent dans les bus et les campements en moins de temps qu’il ne faut pour faire un thé. Il aurait pu ignorer les sons digitaux qu’il y récupère grâce à ce fil invisible et se concentrer sur ses fantasmes, mais Chris décide d’en faire deux excellentes compil’ Music from Saharan Cellphones – Volume 1 et 2.
Le son exotique des portables du désert
« L’exotisme ce n’est pas forcément une mauvaise chose, c’est ce qui pousse des gens comme moi à partir, mais il faut aussi pouvoir être étonné. En Afrique, il ne faut pas hésiter à changer de chemin ou d’idée, sinon tu es perdu ! » philosophe-t-il.
De bus ratés en autostop sur les carrefours et les marchés, Chris commence donc à archiver ce tout qui se copie, et il recherche les auteurs. Pas facile, car en arrivant sur les cartes mémoire, les morceaux perdent souvent le nom des artistes. Seuls les meilleurs circulent encore grâce à ce piratage à taille humaine, ce réseau de réseaux qui relie les sonos mobiles de poche et offre à certains musiciens la notoriété qui leur permet de vivre en jouant dans des fêtes et des mariages.
« Ce phénomène change la musique, qui est plus compressée pour tenir sur une petite carte mémoire, mais ça ouvre surtout une porte aux musiques underground. Un petit rapper de Gao sans moyen va être sur la même carte que Michael Jackson. Ça donne la même importance à toutes les musiques ! »
Grâce à Kirkley, les musiques de ces territoires où l’on ne peut plus filmer se font entendre au-delà des pistes.
Quand il rentre chez lui à Portland, le label Mississippi Records réussit à le convaincre de sortir ces trésors sur vinyles. Chris va ainsi permettre à des musiciens iconoclastes, comme le nigérien Mdou Moctar ou le groupe Amanar de Kidal, d’aller au-delà des sables et même de tourner en Europe et aux USA. De quoi continuer à tisser la pelote infinie de ces musiques nomades qui accrochent ce qu’elles trouvent sur leur passage en tricotant guitares rock, boucles hip-hop, r’n’b ou kuduro angolais, sans perdre leur âme et leur histoire. Mdou Moctar est un exemple de ces nouvelles connexions improbables. Après avoir fait des boulots étranges en Libye, il a filé vers les studios du Nigéria (à plus de 1000 km du Niger). Comme l’ingénieur du son n’avait jamais entendu de musique touareg, il lui a appliqué une dose d’auto-tune et une production inspirée par les comédies musicales indiennes qui cartonnent au Nigéria ! De quoi créer un nouveau style qui va se répandre comme une traînée de sable. Mdou Moctar deviendra même la star d’un remake du film Purple Rain tourné avec Kirkley…
Sur les compiles de Sahel Sounds, on trouve aussi du coupé-décalé en version malienne ou du reggae libyen. Grâce à Kirkley, les musiques de ces territoires où l’on ne peut plus filmer se font entendre au-delà des pistes et elles mutent encore. Grâce à une de ces compilations, un des piliers du dub Français, Dom Peter des High Tones, est allé rencontrer des MC du Balani Show de Bamako. Ensemble, ils ont créé un nouveau groupe, entre la France et le Mali : Midnight Ravers, Sou Kono (oiseaux de nuit).
Comme quoi traîner dans les nuits d’ailleurs, et prendre des risques, ça peut mener loin, bien au-delà des dunes, bien au-delà des thunes, vers des objets musicaux non (encore) identifiés (OMNI).
Écoutez la playlist de nos morceaux favoris du label Sahel Sounds sur Spotify ou Deezer.
Écoutez ensuite : le live des Filles de Illighadad au festival Le Guess Who?
Photo de couverture : Chris Kirkley, fondateur du label, avec Mdou Moctar guitariste d’Agadez